En 1981 le père Bruno Chenu, prêtre assomptionniste, invité par l’Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, réfléchissant au rapport entre l’ACAT et la dimension prophétique du christianisme, a intitulé son exposé : « Prophétisme et Église. »
Pour lui si le prophétisme existe dans d’autres sphères, le prophétisme ecclésial ne peut se comprendre qu’en référence aux prophètes bibliques et à Jésus, le prophète par excellence, celui qui ne disait pas comme les prophètes : « Ainsi parle le Seigneur », mais puisqu’il est le Verbe incarné (Jean 1,14) : « On vous a dit… Moi je vous dis » (Matthieu 5,27,31,34,39,44).
La critique prophétique est une critique politique, sociale et religieuse : le prophète est celui qui rappelle qu’il n’y a pas de respect du projet de Dieu sans justice à l’égard du pauvre, de la veuve et de l’orphelin.
Si Jésus, Dieu venu dans notre histoire, est la perfection, « l’accomplissement » de l’histoire des prophètes, cela entraîne-t-il la fin du « prophétisme » ?
Jésus est le dernier mot, la révélation de Dieu dans notre histoire mais il ne met pas un point final au devenir du peuple que nous sommes et il y a donc urgence du prophétisme dans l’Église d’aujourd’hui et le travail de Jésus est à continuer dans les conditions humaines et historiques qui sont les nôtres.
Être prophète, ne serait-ce pas tout simplement laisser la Parole de Dieu résonner en mots et en témoignages dans « les conditions ordinaires de la vie courante » ?
L’Évangile est devant nous, à faire advenir et, depuis la Pentecôte, tout le peuple devient prophète : le jour de notre baptême, le prêtre a dit : « Désormais, vous faites partie du peuple de Dieu, vous êtes membres du corps du Christ et vous participez à sa dignité de prêtre, prophète et roi. » Prophète… pour annoncer par la parole et par notre façon de vivre… C’est notre mission à tous et l’Église n’a pas le choix, c’est son obligation au carrefour de l’injustice du monde, de la justice de Dieu et du Royaume à faire advenir.
Monseigneur Romero, canonisé en 2018, avait déclaré en 1979 : « Nous ne pouvons pas nous taire comme Église prophétique dans un monde aussi corrompu, aussi injuste. Ce serait la réalité de cette terrible comparaison : des chiens muets ! À quoi peut bien servir un chien muet qui ne garde pas la maison ?
Cette attention aux victimes de l’injustice est une marque de la Bible : Dieu, par l’intermédiaire de ses prophètes (Amos 4.1 ; 5.11-12 ; Michée 2.2 ; Ézéchiel 22.29 ; 34.1-24), condamne les riches lorsqu’ils ne protègent pas les pauvres et le Messie, celui que Dieu envoie pour manifester sa justice, vient pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. En Luc 4,16-21 : Jésus à la synagogue ; texte d’Isaïe 61,1.
Et le père Chenu de conclure sur la nécessité du témoignage : le premier commandement est l’amour de Dieu et le second l’amour du prochain et nous ne pouvons, dit-il, être seulement les « ramasse-vaincus, les ramasse-victimes » de l’histoire, nous voulons aussi changer le monde ! L’Évangile nous commande les deux, l’accompagnement et la lutte, et certaines paroles sont incisives telles celles de l’abbé Pierre assurément un des prophètes de notre temps : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides et qui, ayant tout, disent avec une bonne figure « Nous qui avons tout, nous sommes pour la paix ! », je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs, c’est vous ! Quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits-enfants, avec votre bonne conscience, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients, au regard de Dieu, que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir. »
Dans une période où nous avons parfois honte des compromissions de l’Église avec le pire de notre époque, se plonger dans le témoignage de ceux, et ils sont nombreux, qui ont su transmettre son message prophétique, est un splendide encouragement à l’optimisme et j’en veux pour preuve les déclarations du pape François sur les pauvres en ce 6 février !