L’épître aux Corinthiens de saint Paul est le seul texte où apparaît cette expression, même si l’on trouve ailleurs dans le Nouveau Testament l’idée que le Christ est venu pour accomplir le jugement. Cette confrontation avec le Christ-juge peut s’entendre du Jugement dernier, où tout sera mis à plat devant le Seigneur venant dans sa gloire : « Il viendra juger les vivants et les morts. »
Elle peut aussi se comprendre de ce qu’on appelle le jugement particulier, qui intervient au moment de la mort et décide du sort éternel de chacun. C’est cela qui le différencie de l’autre,
le jugement ultime, qui comporte, lui, un aspect social: ce ne sont plus seulement les individus qui seront confrontés à l’absolu de Dieu mais des sociétés, et passées au crible. En ce sens, c’est une récapitulation de tous les jugements particuliers qui révélera quelle part d’humanité a choisi de « plaire à Dieu », comme dit notre texte, et quelle part s’en est séparée, quelles réalisations étaient inspirées par l’amour et quelles œuvres n’étaient que de l’orgueil.
Un jugement très personnel
Ce qui m’amène à penser que c’est plutôt le jugement particulier auquel fait allusion saint Paul, c’est le côté très personnel de ce jugement : « chacun » doit apparaître à découvert après sa mort. D’autre part, il aboutit à un état où, tout en étant « en exil loin de ce corps »– donc pas encore ressuscité –, on goûte déjà le bonheur d’habiter avec le Christ. Paul lui-même envisage comme un terme heureux d’être « avec le Seigneur » (Philippiens 1,23), et visiblement cette perspective n’est pas encore celle de la Résurrection.
Par ailleurs, un tel bonheur, même en attente, est inconcevable sans un jugement, c’est-àdire une mise au clair définitive opérée en présence de l’amour brûlant du Christ.
Aujourd’hui on discute beaucoup sur la nature de cette « mise au clair », son orientation générale: ce qu’on appelle « l’option fondamentale ». « Par son choix fondamental, l’homme est capable d’orienter sa vie et de tendre, avec l’aide de la grâce, vers sa fin, en suivant l’appel divin. Mais cette capacité s’exerce effectivement dans les choix particuliers d’actes déterminés, par lesquels l’homme se conforme délibérément à la volonté, à la sagesse et à la Loi de Dieu », déclare Jean-Paul II (Veritatis splendor n. 67). Il ajoute: « Avec chaque péché mortel commis de manière délibérée, (l’être humain) offense Dieu qui a donné la Loi et il se rend donc coupable à l’égard de la Loi tout entière (Jacques 2,8-11); tout en restant dans la foi, il perd la “grâce sanctifiante”, la “charité” et la “béatitude éternelle” » (n. 68). Il y a une tendance aujourd’hui à penser que rien n’est joué avant la rencontre avec le Christ à l’heure de la mort: là nous serons sauvés (ou damnés), par l’accueil (ou le refus) que nous ferons de sa miséricorde. Je suis souvent allé dans ce sens, jusqu’à ce que je voie les limites de cette position. La principale, c’est qu’elle rend vaine la vie qu’on a menée auparavant, puisque rien n’engagerait l’avenir dans ce que nous vivons sur terre. La mort marque une étape d’irréversibilité, le jugement intervient une fois finie la vie terrestre.
Qu’on puisse se convertir entre la margelle du puits et le fond de l’eau, j’y crois très fort, mais c’est autre chose de dire que, voyant enfin le Christ dans la vérité, on pourrait encore se rallier à lui, quelle qu’ait été la vie menée avant. Non, je crois qu’il faut dire que nous ne pourrons le reconnaître dans sa gloire que si nous nous sommes ouverts à lui. Sinon, on en revient à la vieille thèse que le mal est simplement une ignorance et que, si nous savions tout, nous serions sans péché.
Voir le Christ dans sa vérité définitive stabilisera la réponse de l’homme, mais ne la changera pas.