L’incendie de Notre-Dame de Paris a suscité une émotion nationale, bien au-delà des seuls chrétiens. L’occasion de se rendre compte que la cathédrale symbolise bel et bien la place centrale que garde toujours la religion catholique dans notre identité.
Jusque tard dans la nuit, ils ont chanté et prié, au chevet de la cathédrale transformée en brasier, sur ce pont de la Tournelle où l’on apercevait les gigantesques gerbes jaillissant des lances à eau et les rougeoiements toujours renaissants de flammes qui ne semblaient pas devoir s’arrêter. En cette soirée printanière du 15 avril 2019, dès l’annonce de l’incendie qui avait embrasé Notre-Dame, s’était attroupé là comme en beaucoup d’autres points de Paris un petit groupe de quelques dizaines de personnes, auquel venaient s’agréger régulièrement de nouveaux arrivants, ne voulant pas laisser le dernier mot à la rage destructrice de l’incendie mais proclamer malgré tout la force de l’espérance. « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ? Le Seigneur est le rempart de ma vie, devant qui tremblerais-je ?»: leurs chants disaient la confiance, la lumière de Dieu, le feu même, pas celui qui consume mais celui qui brûle d’un amour plus fort que la mort. Autour d’eux, des badauds saisis de la gravité des grands jours, témoignant de leur émotion à entendre ce cri de foi mais parfois aussi de leur incompréhension profonde : qui sont-ils, ces chrétiens que rien ne semble abattre ? D’où tirent-ils cette force de chanter la joie quand tout devrait les pousser à l’abattement, quand beaucoup à leur place seraient tentés de s’enfouir dans les catacombes et de n’en plus sortir ?
Alors que les catholiques étaient frappés d’une forme de sinistrose à force de mauvaises nouvelles — crise des abus sexuels nourrissant un anticatholicisme agressif, profanations et vandalisations d’églises à répétition, des églises de plus en plus vides de fidèles, nourrissant la crainte d’un « grand remplacement » du catholicisme déclinant par un islam conquérant —, l’incendie de Notre-Dame n’aurait-il pas dû leur apparaître comme l’épreuve de trop, l’ultime épine d’une couronne d’humiliations, qui symbolisait que la France était en train de sortir de la religion ?
Pour les chrétiens, ce désastre marquait de manière particulièrement sinistre l’entrée dans la Semaine sainte, qui commémore la Passion du Christ et sa mort sur la Croix. Mais cette coïncidence les forçait à se ressouvenir qu’à « l’obscurité du Vendredi saint » où est plongée l’Église, selon le cardinal Sarah, ce moment glacial où Jésus, en lequel ses disciples ont mis l’espoir du salut, est descendu au tombeau, cet instant de ténèbres où plus rien ne semble possible, où le silence de la mort ne laisse plus résonner que l’appel du néant — qu’à cette obscurité succède inéluctablement la lumière de gloire de la Résurrection.
"Des pierres rendues vivantes par des siècles de prières"
Mais ce paradoxe n’a pas touché que les chrétiens. Pour le pays tout entier, l’incendie de Notre-Dame a fait figure d’électrochoc qui a remis à sa juste place le rôle central du catholicisme dans son identité. Certes, tout ce que la France compte d’anticléricaux fanatiques, d’aveugles professionnels ou de militants du déracinement aura défilé devant les micros pour expliquer que Notre-Dame de Paris n’est « pas une cathédrale » mais « un commun », un simple « trésor du patrimoine », fruit avant tout du « labeur du peuple » …
Mais ces déclarations auront spectaculairement tranché avec ce qu’aura spontanément ressenti n’importe quel Français en regardant Notre-Dame suppliciée: ce qui brûlait ce soir-là, ce n’était pas une merveille architecturale comme une autre, c’était véritablement le symbole même de l’âme de la France — et cette âme était chrétienne, comme ce monument bâti par la foi jaillissante et créatrice d’un peuple, convaincu, dans l’élan de sa jeunesse spirituelle, de coopérer à l’œuvre de Dieu en l’érigeant ; cathédrale qui avait abrité les prières et les louanges, les espoirs et les peines, les bonheurs et les deuils de générations et de générations de Français, dont les murs étaient sédimentés de siècles d’oraisons, de suppliques, de larmes et d’espérances que des catholiques, mais aussi des incroyants ou des fidèles d’autres religions, étaient venus déposer en ces lieux, aux pieds de la Vierge Marie.
Notre-Dame de Paris est certes un monument de pierres, mais de « pierres rendues vivantes par des siècles de prières », selon la belle expression du frère Philippe Markiewicz. L’incendie de Notre-Dame est providentiellement arrivé à point nommé pour rappeler aux Français que les peuples ont une âme, et que cette âme s’incarne dans des lieux où souffle son esprit.
Si, comme l’a déclaré Emmanuel Macron, « Notre-Dame, c’est notre histoire, notre imaginaire, le lieu où nous avons vécu tous nos grands moments, nos épidémies, nos guerres, nos libérations », c’est justement parce que ce n’est pas un lieu historique comme un autre, un palais où l’on viendrait résoudre ses problèmes matériels, mais le temple où l’on vient confier ce qui nous dépasse à Celui qui nous dépasse infiniment ; le lieu où, même si on le visite en athée ou en promeneur distrait, les soucis qui nous agitent résonnent sous les hautes voûtes à une altitude qui nous surprend nous-mêmes. Le véritable « Hôtel-Dieu » — ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’un a été bâti à l’abri de l’autre —, le seul refuge de l’âme. « Notre cathédrale commune », a résumé Jean-Luc Mélenchon en une belle formule, « le vaisseau, la nef qui nous porte tous sur le vaisseau du temps » : c’est-à-dire la cathédrale de ceux qui croient au Ciel comme de ceux qui n’y croient pas, la cathédrale de ceux qui espèrent en Dieu comme de ceux qui le rejettent, de ceux qui vont à l’Église pour le prier comme de ceux qui préfèrent lui tourner le dos. Car tous appartiennent au peuple français et ce peuple, même s’il ne veut plus s’en souvenir, est chrétien.
Sur les images montrant les pompiers pénétrant dans la nef, lorsque l’incendie fut enfin maîtrisé, se détachait, intacte au milieu d’un amas de décombres, la grande croix dorée surmontant l’autel ; et, juste en dessous, le groupe statuaire commémorant le vœu prononcé par Louis XIII, plaçant la France sous la protection de la Vierge. Quel symbole que ces deux signes restés intouchés au milieu du désastre ! Oui, que nous le voulions ou non, nous autres Français restons, comme le disait Péguy, « sous le commandement des tours de Notre-Dame ».
Ce qui brûlait ce soir-là, ce n’était pas une merveille architecturale comme une autre mais le symbole même de l’âme de la France et cette âme, qu’on le veuille ou non, est chrétienne..

Laurent Dandrieu
Laurent Dandrieu est un journaliste et critique littéraire français.