Le christianisme a-t-il fait chuter l’Empire romain ?
Le christianisme, en prêchant l’amour des ennemis, a-t-il affaibli l’Empire romain et provoqué sa chute ?
En 391, l’empereur Théodose interdit les sacrifices païens dans tout l’Empire, au profit de la religion du Ressuscité. Vingt ans plus tard, en 410, Rome était mise à sac par les Wisigoths d’Alaric. Encore soixante ans et l’Empire romain d’Occident n’existerait plus.
De là à conclure que le christianisme fut la cause de la chute de l’Empire, il n’y a qu’un pas que franchirent non seulement les anti-chrétiens de l’époque, comme l’empereur Julien l’Apostat, mais aussi les anti-chrétiens modernes, comme Voltaire, Gibbon, Nietzsche, Renan ou plus près de nous, Alain de Benoist.
Une thèse
La corrélation, à première vue, est assez impressionnante. Écoutons Renan : « Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au Ciel, il n’y a plus de pays ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et le mépris du monde ne préparent pas à la lutte pour la vie. »
Cette brillante thèse n’a qu’un inconvénient : elle ne correspond pas aux faits. C’est une thèse d’idéologues.
Il est bien vrai que si vous comprenez « l’amour des ennemis » comme l’interdiction de la légitime défense, et le souci du salut éternel comme l’autorisation de mépriser toute préoccupation temporelle, alors le christianisme est une sorte de poison pour les cités.
Et l’on peut, avec cette caricature en tête, déduire, seul dans son cabinet de philosophe, que le Sermon sur la Montagne devait fatalement détruire l’Empire romain.
L’engagement des chrétiens
Mais le fait est que le christianisme réel fut bien différent de ce fantasme. Sur le plan doctrinal, d’abord, le christianisme majoritaire n’a jamais recommandé la désobéissance civile, bien au contraire.
Relisez saint Paul (Rm 13). Toutes les tentations gnostiques de mépris absolu du monde et de désintérêt pour le bien commun de la cité furent étouffées dans l’œuf comme hérétiques. Le théologien Tertullien qui, sur son grand âge, avait prôné le refus de porter les armes, fut condamné pour cela par les autorités ecclésiastiques. Cette attitude fut même anathématisée par le concile d’Arles, en 314. Avant cela, en 300, le concile d’Elvire avait promu l’engagement des chrétiens dans les responsabilités municipales.
Le désintérêt pour le bien commun fut étouffé dans l’œuf
On pourrait rétorquer que les comportements ne suivent pas forcément la doctrine. Mais en l’occurrence, ils l’avaient plutôt devancée. Les armées romaines étaient, en effet, pleines de chrétiens. Tant et si bien que la première mesure que prit Dioclétien lors de la dernière grande persécution fut de les en chasser, avant qu’ils n’y reviennent en masse sous Constantin. En témoignent d’ailleurs les nombreuses figures de saints soldats au IVe siècle : saint Martin, saint Sébastien, saint Marcel, saint Maurice.
Quant à la disparition de l’esprit civique, « enseveli dans les monastères », c’est une légende : le monachisme existait à peine au moment de la chute de Rome, et les chrétiens avaient toujours été plutôt meilleurs citoyens que la moyenne. Ils n’avaient qu’un défaut : refuser de reconnaître la divinité de l’Empereur (d’où tous leurs ennuis).
Voici ce qu’écrit le grand historien Paul Veyne : « Dès les années 200, loin de former une secte à prophétisme, illuminisme et glossolalie qui attendait le Règne imminent du Christ sur cette terre, les chrétiens vivaient en communautés de familles soumises à leurs évêques, étrangères aux hérésies savantes ou extrémistes, respectueuses envers l’Empire et les pouvoirs établis… Loin des sectes apocalyptiques qui espèrent la destruction de Rome, ils se considèrent comme des membres de l’Empire, des sujets des empereurs pour la conservation desquels ils prient longuement chaque semaine. » (Quand notre monde est devenu chrétien, 312-394, Albin Michel, 2007).
Un bobard voltairien
Enfin, l’idée selon laquelle les empereurs chrétiens passaient leur temps à régler des questions théologiques pendant que les Barbares étaient aux portes doit être prise pour ce qu’elle est : un bobard voltairien. Les empereurs chrétiens du IVe siècle n’ont cessé de guerroyer aux frontières : Constantin a vaincu les Francs et les Goths, Constance II les Sarmates, Valentinien et Gratien les Quades et les Alamans.
Qu’ils aient, par ailleurs, convoqué des conciles ne change rien à l’affaire. La vérité est que la décadence de l’Empire romain commença bien avant que le christianisme n’y devienne dominant. Cette religion nouvelle, bien loin d’affaiblir l’Empire, lui a donné un regain d’énergie.
C’est si vrai que l’Empire romain d’Orient, profondément christianisé, ne tomba pas en même temps que l’Empire romain d’Occident. Et qu’il dura mille ans de plus !
Charles Becquérieux