Dans l’évangile, Jésus passe son temps à table. Bien plus qu’une simple nécessité de se nourrir, le repas a une signification bien plus profonde.
Que fait Jésus au début de son ministère public ? Il participe à un repas de noces, à Cana, en Galilée. Que fait-il au terme de sa mission ? Il partage un repas avec ses disciples, la dernière Cène, au cours de laquelle il institue le sacrement de son corps et de son sang. Et une fois ressuscité ? On le retrouve à nouveau attablé, dans une auberge, du côté d’Emmaüs. La table est omniprésente dans l’évangile, comme elle l’est dans toute l’Écriture, depuis le livre de la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, dont l’un des derniers versets est repris à chaque messe « Heureux : les invités au repas des noces de l’Agneau ! »
L’omniprésence de la table dans les Saintes Écritures n’a rien de fortuit. N’en restons pas à un regard superficiel, celui des effarouchés, des purs autoproclamés, des pharisiens, de ceux qui pensent vivre des choses de l’Esprit et se scandalisent en voyant Jésus « Voilà : un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs » (Mt 11,19). Tout aussi superficiel, le regard de celui qui se contenterait de voir dans le Messie un bon vivant, un profiteur de la vie, un épicurien de pacotille ; Jésus, caution facile de nos ripailles et débordements culinaires !
Il s’agit d’entrer dans une vue plus profonde de ce qui se joue à table. Si elle occupe une telle place dans la vie du Christ, et donc dans la vie chrétienne, c’est qu’elle ne se réduit pas à une affaire de nourriture ou de boisson. Autour des plats et des carafes – qui gardent toute leur importance ! – entrent en jeu bien des questions qui touchent directement au sens de la vie, à la communion fraternelle, à la convivialité, au lien avec la création et le Créateur. Pour les Juifs, comme pour les toutes les anciennes civilisations d’ailleurs, le repas est un acte sacré ; il est même l’acte sacré par excellence. Rien de plus étranger à nos aïeux dans la foi que l’esprit fast food!
Le repas, un geste si simple et si sacré
Se mettre à table – ce que nous faisons en général trois fois par jour – c’est toujours ressaisir le sens profond de notre existence, rendre grâce à Dieu pour ses bienfaits, accueillir ses dons en les partageant avec d’autres. Ainsi, aux chênes de Mambré, lorsque Abraham voit passer le Seigneur – dont on ne perçoit pas bien s’il est seul ou s’ils sont trois —, il l’invite à partager un repas : « Je vais chercher de quoi manger et vous reprendrez des forces avant d’aller plus loin » (Gn 18,5). Il s’agit de la scène représentée sur la fameuse icône de Roublev. Pour accueillir ce visiteur qui est Dieu, Abraham prépare un repas. L’irruption de Dieu dans sa vie passe par ce geste si simple et si sacré du repas.
Plus tard, c’est autour d’un repas que les Juifs célèbreront la fête de la Pâque. Le Seigneur lui-même choisit le menu. Un agneau rôti au feu, des pains sans levain et des herbes amères : les prescriptions du livre de l’Exode sont toujours très précises ! La première Pâque est prise debout, à la hâte, les reins ceints, les sandales aux pieds, le bâton à la main, en tenue de voyage : les Hébreux sont alors sur le point de quitter l’Égypte et de passer la mer Rouge. Par la suite, ils commémoreront chaque année l’événement de leur libération. Le repas pascal devient un mémorial, il opère un lien entre hier et aujourd’hui, mais aussi entre aujourd’hui et demain, lorsque la libération définitive adviendra.
Au temps de Jésus, le repas pascal est devenu très solennel, célébré dans un cadre familial, ponctué de multiples bénédictions pour les bienfaits de Dieu. Ce repas est toujours en lien avec la liturgie célébrée dans le Temple, mais l’essentiel se joue bien dans le cadre plus intimiste de la famille, par le partage du repas. Rien d’étonnant donc à ce que le Christ, au moment de livrer sa vie, institue le sacrement de son corps et de son sang lors d’un repas. Il prononce alors les traditionnelles bénédictions sur le pain et le vin qui encadraient la liturgie juive du repas, et il leur donne un sens nouveau : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »
Ce repas du Seigneur, nous y participons à chaque messe. Parler de repas au sujet de l’Eucharistie nous met parfois mal à l’aise. N’est-ce pas finalement rabaisser la célébration des saints mystères à un acte profane ? Une manière de tomber dans un horizontalisme incapable d’élever l’âme ? Mais poser la question revient à prendre le problème à l’envers. Tous les repas de Jésus, à Cana, au Cénacle, à Emmaüs ou lors des différentes multiplications des pains, sont de vrais repas et en même temps, ils revêtent tous une dimension profondément sacrée et eucharistique. Ce sont des actes de la vie quotidienne, mais revêtus d’une signification nouvelle. Rappelons-nous que nous mettre à table, pour un déjeuner sur le pouce ou un repas de fête, n’est pas un acte si anodin. N’oublions pas de demander la bénédiction de Dieu, de lui rendre grâce et – même si nous sommes seuls sur un bout de table de notre cuisine – vivons chacun de nos repas comme un grand moment de communion, nous préparant ainsi à vivre du repas du Seigneur
Don Bertrand Lesoing
Prêtre de la communauté Saint Martin et docteur en théologie, Don Bertrand Lesoing est actuellement directeur du séminaire de la communauté Saint Martin à Évron et responsable du cycle de théologie. Il est l'auteur de Dernières nouvelles de l'au-delà (éditions du Cerf, 2019).