À l’heure où l’islam interroge de plus en plus les sociétés de civilisation
chrétienne, rappel des différences essentielles entre les deux religions
On l’entend souvent dire – et l’Église elle-même semble parfois le concevoir, au moins depuis le deuxième concile du Vatican. On lit ainsi dans la constitution dogmatique Lumen gentium (§16) que « les musulmans, professant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique ».
Pour bien comprendre, commençons par une petite mise au point philosophique. Si l’on prend le mot « Dieu » au sens que partagent tous les monothéismes – c’est à-dire « créateur de toutes choses » – il ne peut évidemment pas y en avoir plusieurs. Réfléchissez : s’il y en avait deux – A et B, disons – il faudrait à la fois que le Dieu A ait créé le Dieu B, et que le Dieu B ait créé le Dieu A, ce qui est absurde. Dès lors, il est incontestable que tous ceux qui adorent un être qu’ils appellent « Dieu » en ce sens adorent, en fait, le même. Mais attention: en dehors de cette définition minimale – créateur de toutes choses – les croyants peuvent se faire des idées très différentes des attributs de cet être unique. Imaginez que mon neveu et moi aimions beaucoup l’édifice de très haute taille qui s’élève à Paris, au bout du Champ de Mars. De toute évidence, nous parlons de la même chose et l’on peut dire sans se tromper que nous aimons tous les deux la tour Eiffel. Mais voici que j’apprends que mon neveu pense que cette tour mesure 500 mètres et qu’elle est en chocolat. Nous avons beau aimer la même chose, il semble que nos conceptions respectives soient incompatibles. Jusqu’à un certain point nous sommes d’accord, puis tout se met à dérailler. En l’occurrence, je considérerai que mon neveu se trompe gravement sur la nature de notre objet commun; je pourrais même dire qu’à partir d’un certain niveau d’erreur, ce que mon neveu apprécie sous le nom de « tour Eiffel », est surtout un objet de son imagination. C’est, semble-t-il, ce qui arrive aux musulmans.
Il est bien vrai, comme dit le Concile, qu’ils adorent « avec nous » le Dieu unique, celui-là même qui s’est adressé à Abraham; mais ils prêtent à ce Dieu une nature et une conduite qui s’éloignent de manière impressionnante de celles que, nous autres chrétiens, nous lisons dans la Bible.
Dieu est-il amour dans le Coran?
Le Concile dit d’ailleurs que les musulmans « professent avoir la foi d’Abraham », et non qu’ils l’ont en effet. C’est à tel point que la miséricorde que le Coran attribue à Dieu n’a de commun que le nom avec la miséricorde évangélique. Il s’avère en effet que, selon le Coran, Dieu n’est pas Amour, à la différence de ce qu’a révélé Jésus-Christ. Il suffit pour s’en convaincre de lire les textes. L’Amour de Dieu, révélé par Jésus-Christ, est universel et sans condition: « Dieu est amour… Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés » (1 Jean 4, 8-10). L’amour n’est pas une récompense, il est premier : « Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous » (Rm 5, 8). Dieu n’aime pas le péché, mais il aime les pécheurs, les impies, Dieu aime ses ennemis et veut changer leur cœur (Mat 5, 43-48). Selon le Coran, au contraire, Dieu n’aime pas les pécheurs : « Allah est l’ennemi des infidèles » (2, 98); «Allah n’aime pas le mécréant pécheur » (2, 276), « Allah n’aime pas les transgresseurs » (5, 87). Soyons clairs : le Coran ne cesse de répéter qu’Allah déteste tous les gens dont l’Évangile dit que Dieu les aime tellement qu’il a envoyé son Fils pour les sauver. Quant à sa miséricorde, elle n’est que la récompense conditionnée d’une conduite conforme à la Charia: « À ceux qui croient et font de bonnes œuvres, le tout-miséricordieux accordera son amour » (19, 97). Bref, Allah aime ceux qui l’aiment. Jésus-Christ, lui, dit dans l’Évangile : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les collecteurs d’impôts n’agissent-ils pas de même ? » (Mt 5, 46.)
Les musulmans et la sainte Trinité
Je voudrais, pour finir, souligner un point important: si les musulmans revenaient de cette vision étriquée de l’Amour divin, ils seraient d’un seul coup disposés à admettre la Trinité. Car, l’existence d’une multiplicité interne en Dieu n’a plus rien d’inacceptable une fois que l’on admet l’idée d’Amour absolu. On peut sur ce point reprendre l’idée du grand mystique écossais Richard de Saint-Victor (1110-1173): si Dieu est amour, et si l’amour est don de soi inconditionnel, alors, indépendamment de la Création – qui n’avait rien d’obligatoire – Dieu doit se donner de toute éternité. Il doit être relation, en lui-même, éternellement. On est ainsi amené à penser – même si tout ceci n’est pas une démonstration pure et simple du dogme – qu’il doit exister, en Dieu, un donateur et un donataire : le Père et le Fils, qui sont Dieu tous les deux. Mais ce tête-à-tête spéculaire est imparfait sans un fruit commun; il doit donc exister un troisième terme, qui soit Dieu également: on l’appelle l’Esprit Saint. Ainsi comprend-on que l’Amour absolu sans condition est le cœur de la différence entre le Dieu des chrétiens et le Dieu des musulmans, et que cette différence est le chemin vers le mystère insondable de la Trinité. Les musulmans adorent le Dieu d’Abraham, mais ils ne le connaissent pas.
Frédéric Guillaud – FC N° 3727 – 28 mai 2021